La démocratie et la justice sociale
Anthony de Jasay
Originale
Originale
Lors de la première journée des rencontres de la
XXVIII° Université d’Eté de la
Nouvelle Economie qui se tenait à Aix en Provence du 28 au 31 Août 2005,
l’œuvre et la pensée de Tocqueville nous amenait à nous interroger sur le défi
de la démocratie. Anthony deJasay, qui a
enseigné à Oxford avant d’entamer une carrière dans la banque et de publier de
nombreux articles et ouvrages de philosophie politique, nous parlait de justice
sociale et de démocratie.
La « justice sociale » est un sous-produit du jeu politique
qui s’instaure dans une démocratie où s’exerce la tyrannie de la majorité. Elle
n’a en fait rien à voir avec la justice, car elle ne concerne pas un acte
humain responsable, mais une norme sociale arbitrairement définie par ceux qui
gagnent à une redistribution. Cette perversion de la démocratie n’est pas
acceptable, même au nom des arguments tirés du « contrat social ».
La justice sociale est-elle juste ?
"Si l’on définit la démocratie comme la légitimation du pouvoir par une majorité électorale la justice sociale en est le sous-produit fatal."
On a l’habitude de parler de la justice civile ou de la justice pénale.
La justice sociale serait-elle de même nature ? Certainement pas :
car les justices tant civiles que pénales se réfèrent à un acte humain injuste.
Quelqu’un a causé un dommage à quelqu’un autre du fait de son action. En matière
de justice sociale quelle est l’action humaine qui pourrait être réputée
injuste ? Qui est le responsable de l’injustice ? On comprend qu’un
criminel finisse ses jours en prison pour avoir enfreint une règle, qui est
celle du respect des biens et des personnes. On ne voit pas en quoi consiste
l’injustice sociale, puisque ceux qui en parlent et s’en réclament se réfèrent
à une règle (en principe une règle de distribution des revenus ou des
richesses).
Une conséquence de cette évidence est que l’injustice sociale s’auto-génère.
Il suffit que quelqu’un définisse une nouvelle norme de justice sociale pour
que de nouvelles injustices apparaissent. Ce sera donc une surenchère
permanente, En d’autres termes, il n’existe pas de situation sociale dans
laquelle on peut dire « justice est faite ». Concept purement
arbitraire et quantitatif la justice sociale n’obéit à aucune règle morale.
Est-elle inséparable de la démocratie ?
Si l’on définit la démocratie comme la légitimation du pouvoir par une
majorité électorale, à la manière des Anciens (comme disait Constant), la
justice sociale en est le sous-produit fatal.
Car dans une telle démocratie, l’essentiel pour les hommes politiques
est de réunir cette majorité de voix qui leur donnera le pouvoir. Pour atteindre ce résultat, ils sont prêts à
accorder des faveurs à des groupes de pression. Evidemment on ne dira pas dans
le débat public que c’est pour leur donner des avantages sur les autres
citoyens, et on masquera que les cadeaux faits aux uns seront au détriment des
autres, voire même le plus souvent de tous ; on justifiera la promesse de
dépenses ou d’interventions publiques nouvelles en invoquant la justice
sociale.
La justice sociale marque ainsi la victoire de ce que les théoriciens du
public choice appellent « les coalitions dépensières » sur
le reste de la nation. Ceux qui
pratiquent la spoliation l’ont emporté sur ceux qui vont payer les promesses.
Cette logique électorale devrait conduire à mettre en cause certains
aspects de la démocratie et à donner priorité aux droits individuels sur le
droit de vote ; par exemple le droit de vote ne peut pas évacuer le droit
de propriété privée. Mais le plus souvent il n’en est rien, et on écarte les
critiques à la démocratie en dénonçant ceux qui sont les ennemis de la justice
sociale à laquelle la démocratie est attachée. La justice sociale devient ainsi
l’alibi d’une démocratie dévoyée.
L’argument du contrat social
D’autres se résignent à l’association démocratie-justice sociale
en introduisant l’idée de contrat social. La constitution d’une société
reposerait sur un pacte implicite qui pousse chacun à accepter par avance les
résultats d’une redistribution qui pourra leur être favorable ou défavorable.
La spoliation légale fait partie du package démocratique, et on l’accepte parce
que l’on ne sait pas si l’on en sera victime ou bénéficiaire. Sans cet accord,
aucune société ne peut se constituer.
Ainsi chez les contractualistes le « pacte
constitutionnel » est passé en tenant compte de ce « voile
d’ignorance » qui recouvre le sort futur que l’individu aura dans le jeu
démocratique.
Le point de vue de James Buchanan représente ainsi une démission
démocratique : comme on n’aura jamais une société parfaite, comme il y
aura toujours des voleurs et des volés, autant s’en accommoder. A la décharge
de Buchanan, il n’ose pas appeler cela la « justice sociale ».
Un pas de plus est franchi avec John Rawls, qui se réfère aussi au
voile d’ignorance ou d’incertitude mais croit trouver la règle d’or de la
justice sociale : la redistribution doit aller jusqu’au niveau qui aura
permis de donner le maximum à ceux qui ont le minimum. Cette théorie du « maximin »
suggère qu’au-delà d’un certain niveau de redistribution on ne peut pas
continuer à accroître les revenus des pauvres sans appauvrir tout le monde à la
fois. Le problème est que personne ne sait quel est ce niveau, pour la bonne
raison qu’il est purement subjectif, et que l’on s’aperçoit qu’il existe
seulement une fois après l’avoir franchi ; en attendant il est toujours
souhaitable de l’élever.
En réalité, toutes ces arguties n’ont pour objet que de justifier
l’injustice de la redistribution forcée, l’injustice des privilèges et des
rentes accordés aux groupes de pression, aux minorités organisées.
Les gouvernements des démocraties commencent
par vouloir séduire ces minorités, ils finissent par trembler devant elles. Elles
détiennent ce que Tocqueville appelait « le pouvoir social ».
Il serait moins hypocrite de dire que l’on subit ce terrorisme, et
d’avouer que l’on a simplement légalisé la spoliation des uns pour avantager
les autres.
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